Si l’enseignement féminin a permis une réelle émancipation, sa
disparition récente comme filière spécifique a été une étape nécessaire, mais
pas suffisante, vers l’égalité.
Par Rebecca Rogers, Université Paris-Descartes
L’enseignement féminin n’est pas oublié dans les initiatives
multiples des trois siècles passés. Dès l’époque moderne, le souci d’éduquer les
filles s’inscrit dans un mouvement général qui valorise le rôle des femmes dans
la famille. Certes, que ce soit dans les petites écoles ou dans des pensionnats
huppés, l’éducation des jeunes filles est fortement conditionnée par leur
destinée de mère et d’épouse ; le caractère conservateur de cette vision n’a
pourtant pas empêché le développement d’institutions féminines aux ambitions
scolaires parfois importantes, portées pour l’essentiel, avant la IIIe
République, par des associations ou des personnes privées, en particulier par les
congrégations religieuses. Il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour
que la distinction entre enseignements féminin et masculin cesse de structurer l’offre
scolaire française.
Les initiatives privées
Dans le prolongement de la Contre-Réforme, l’Église
catholique s’investit dans l’éducation des filles, soucieuse non seulement de leur
âme mais aussi du bien-être des familles. Au XVIIIe siècle, les congrégations religieuses
ouvrent des établissements qui touchent les filles de la campagne et de la ville,
les riches comme les pauvres. La monarchie participe à ce mouvement en soutenant
la maison royale de Saint-Cyr, créée par madame de Maintenon en 1686 pour
l’éducation des filles de l’aristocratie pauvre. À la veille de la Révolution,
les effets de cette scolarisation se ressentent surtout dans la capitale, où
s’est constitué un réseau dense de petites écoles, payantes, et d’écoles
paroissiales de charité, gratuites. Ce réseau explique une alphabétisation féminine
record dans la capitale.
Comme pour les garçons, la décennie révolutionnaire
bouleverse l’offre scolaire féminine qui doit être reconstruite au début du
XIXe siècle. En 1805, Napoléon crée les maisons d’éducation de la Légion d’honneur
pour les filles de ses serviteurs de tous grades. La surintendante du premier
établissement à Écouen, Jeanne Louise Henriette Campan, établit un programme
d’études rigoureux, divisé en classes, comme l’étaient les études à Saint- Cyr.
À côté de cette unique institution soutenue par l’État se multiplient les
initiatives des congrégations religieuses, dont le nombre augmente
considérablement au cours du siècle. La plupart juxtaposent des écoles
gratuites et des pensionnats coûteux. Certaines congrégations, comme les Dames
du Sacré-Cœur et les religieuses de l’Assomption, se font une réputation au sein
des élites.
Ainsi, au cours du XIXe siècle, l’enseignement féminin se
structure en dehors de l’intervention étatique, même si les établissements font
l’objet d’inspections et si les enseignantes doivent fournir des diplômes
attestant leurs compétences (dès 1819, en théorie, pour le primaire). Les
religieuses enseignantes bénéficient cependant de dérogations : à la place d’un
brevet, elles peuvent présenter une simple lettre d’obédience de leur
supérieure générale. Ce privilège alimente les critiques qui se développent
dans la deuxième moitié du siècle. La multiplication d’écoles tenues par des
congrégations explique néanmoins que le nombre de filles scolarisées se
rapproche de celui de garçons bien avant les lois Ferry, qui instaurent l’égalité
des sexes dans l’accès à l’école.
La progressive intervention de l’État
En laissant la création d’établissements féminins à
l’initiative privée, l’État conforte l’idée d’une différence de destinée entre
les hommes et les femmes, notamment dans les classes dirigeantes.
Progressivement, cependant, une législation encourage (par l’ordonnance de
1836) puis oblige (par la loi de 1850) les municipalités à ouvrir une école
primaire de filles. Ce souci de l’instruction féminine témoigne du succès de
l’image de la mère éducatrice au XIXe siècle, porté par une attention nouvelle
à la jeune enfance qui se traduit par la multiplication des salles d’asile. On
craint la mauvaise influence des mères ignorantes ; il faut donc leur inculquer,
en plus des rudiments et des travaux d’aiguille, des principes religieux et
moraux. Le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy (1863-1869) œuvre pour
développer l’instruction des filles, qu’elles soient pauvres ou plus aisées. À côté
de mesures touchant l’enseignement primaire (loi de 1867), il crée des cours secondaires
pour filles sans contenu religieux, qui déchaînent l’opposition catholique à
partir de 1867. Cette initiative inaugure une période de forte tension entre
l’État et l’Église autour de l’éducation des jeunes filles.
Les lois républicaines adoptées entre 1879 et 1904 apportent
beaucoup de changements en créant des établissements féminins similaires à ceux
qui existent pour les garçons. En 1879, la loi Paul Bert oblige chaque
département à entretenir une école normale primaire féminine, avec plus de
quarante ans de retard sur les garçons. L’année suivante, la loi Camille Sée
établit les collèges et lycées de jeunes filles et, en 1881, est créée l’École
normale secondaire (puis supérieure) féminine de Sèvres. Les mesures de
gratuité, d’obligation et de laïcité des écoles primaires concernent les filles
comme les garçons.
Quant à la laïcisation du personnel enseignant, féminin
comme masculin (loi Goblet de 1886 et loi Combes de 1904), elle modifie
l’esprit de l’enseignement dispensé aux filles. Cet ensemble de mesures
législatives montre l’importance nouvelle accordée à la soeur, la mère ou l’épouse
du futur citoyen républicain, qui doit désormais profiter des mêmes leçons civiques
que lui, afin d’éliminer la fameuse « barrière » entre hommes et femmes dénoncée
par Jules Ferry dès 1870.
Malgré tout, l’éducation proposée aux filles reste fortement
marquée par les idéologies de genre. Dans les collèges et lycées, en
particulier, le programme d’études ressemble à celui de l’enseignement «
moderne » pour les garçons, sans latin ni grec ; les études ne mènent pas au
baccalauréat, mais à un diplôme de fin d’études secondaires sans utilité professionnelle.
La fin de l’enseignement féminin ?
Le mouvement des femmes vers les emplois du secteur
tertiaire à la fin du XIXe siècle stimule la demande de formation et la
multiplication d’établissements privés et publics. Pour les filles des classes moyennes,
le développement d’un réseau d’écoles primaires supérieures féminines (EPS)
après 1886 ouvre la possibilité de prolonger des études au-delà du primaire. En
1938-1939, le nombre de filles scolarisées en EPS dépasse celui des garçons mais
les perspectives d’emploi diffèrent : alors que les garçons s’orientent vers
des carrières dans le commerce ou l’administration, les filles se dirigent vers
l’enseignement et les emplois de bureau. Dans le secondaire, l’absence
d’humanités classiques dans le programme féminin fait rapidement l’objet de
contestations au début du XXe siècle. Les jeunes filles se tournent alors vers
le privé, qui propose des études menant au baccalauréat. Dès avant 1914, tous les
lycées parisiens réagissent à cette concurrence en proposant une préparation au
baccalauréat, qui ne devient officielle dans le secondaire public qu’avec la loi
Bérard de 1924. L’alignement des études secondaires féminines sur les études
masculines entraîne d’autres revendications égalitaires, dans l’enseignement comme
dans la vie professionnelle.
La mise en place de l’école unique et la généralisation de
la mixité entre 1957 et 1976 font disparaître les écoles non mixtes, ainsi que
les dernières agrégations féminines. Ces mesures de démocratisation visent la
fin des distinctions selon les sexes et selon les classes. Pour autant, malgré
la meilleure réussite scolaire des filles, leurs orientations scolaire et
professionnelle diffèrent de celles des garçons : elles restent minoritaires
dans les filières d’excellence des sciences et de l’ingénierie. L’égalité des
chances se frotte ainsi à l’héritage du passé, qui ne s’efface pas par simple
mesure législative.
TDC n° 986, L’école en France, p. 18-19.