Tandis que les quartiers bourgeois s’enrichissent encore, une « paupérisation absolue » frappe des « secteurs urbains entiers », selon une étude.
Le Monde, Denis Cosnard Publié le 03 juin 2019
Rendez-vous est pris. En présentant au Festival de Cannes son premier long-métrage, Les Misérables, Ladj Ly avait lancé un appel à Emmanuel Macron, l’invitant à découvrir ce drame qui se déroule dans une cité de Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. « Le film, c’est un cri d’alerte, c’est : attention, ça risque d’exploser ! »
Le président de la République a saisi la balle au bond. Une projection va être organisée « à l’Elysée ou ailleurs », a révélé le réalisateur après avoir reçu le Prix du jury.
Les Misérables sous les ors du palais présidentiel ? Improbable rencontre. A vol d’oiseau, vingt kilomètres séparent la cité des Bosquets et le très chic 8e arrondissement de Paris. En réalité, ces deux mondes se trouvent à des années-lumière, et ne cessent de s’éloigner.
C’est ce que montre une édifiante étude publiée lundi 3 juin par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU), un organisme qui dépend de la région Ile-de-France. En partant de statistiques sur les revenus, les logements, les types de ménages, etc., elle souligne combien les inégalités se sont creusées depuis une quinzaine d’années dans la région parisienne.
« Polarisation toujours plus marquée »
Inégalités entre individus, mais aussi entre départements, communes et quartiers : malgré tous les efforts, toutes les « politiques de la ville », la mixité sociale recule. Avec des « ghettos de riches » de plus en plus clos sur eux-mêmes, et des « ghettos de pauvres » qui s’enfoncent dans les difficultés. D’un côté, les beaux quartiers de l’Ouest parisien comme le 8e arrondissement, Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) ou Le Vésinet (Yvelines). De l’autre, les cités des Misérables.
L’Ile-de-France est de longue date « la région où les inégalités sont les plus marquées, du fait de la concentration de populations très aisées », rappelle l’étude. Depuis le début des années 2000, ce phénomène s’accentue.
Il reste certes d’importants « espaces mixtes », où se mélangent les différentes catégories sociales. Des communes comme Colombes, Asnières, Clamart dans les Hauts-de-Seine, Joinville-le-Pont dans le Val-de-Marne. Un tiers des ménages franciliens y vit. Mais la période 2001-2015 passée au crible montre surtout « une polarisation toujours plus marquée entre les secteurs aisés et les secteurs pauvres », écrivent les auteurs.
En haut de l’échelle, les « territoires de la richesse se consolident » : ils s’enrichissent encore, et s’élargissent à des zones limitrophes un peu moins cossues. La part des ménages ayant les revenus les plus élevés s’est par exemple accrue dans les 7e et 8e arrondissements de Paris, déjà deux des plus cotés. Elle a aussi progressé fortement dans les 2e et 3e arrondissements, et dans une moindre mesure dans les 17e, 4e et le 1er, ainsi qu’à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). Le mouvement touche aussi des communes telles qu’Issy-les-Moulineaux, Le Plessis-Robinson, La Garenne-Colombes, Montrouge (Hauts-de-Seine), Carrières-sur-Seine (Yvelines) ou encore Vincennes (Val-de-Marne).
Prix de l’immobilier parfois stratosphériques
Globalement, la présence des ménages aisés et des cadres s’est renforcée dans les zones les plus riches de la région : sur place, « quatre ménages sur dix qui ont emménagé depuis moins de cinq ans sont des actifs dont la personne de référence est cadre », une proportion bien plus importante qu’ailleurs, « attestant d’une difficulté à s’y installer pour les plus modestes au regard des prix des logements et des loyers », relève l’IAU.
Les prix de l’immobilier parfois stratosphériques expliquent en bonne partie que l’« entre-soi » devienne aussi net dans les territoires aisés. En Ile-de-France, le prix des logements anciens a été en moyenne multiplié par trois entre 1999 et 2018, tandis que le revenu déclaré des ménages a progressé de moins de 50 % durant la même période. Dans les quartiers de Paris les plus recherchés, le mètre carré se vend plus de 11 000 euros. A ce tarif-là, qui peut encore s’offrir un appartement ?
Cette hausse amène les jeunes cadres, les « bobos », les couples qui ont un deuxième enfant, etc., à s’intéresser à des quartiers un peu moins centraux. « Quand on voit que les prix ont monté de 14 % en un an dans le 19e arrondissement, cela ne signifie pas que les salaires de ceux qui y habitent ont bondi, relève Bertrand Savouré, le président des Notaires du Grand Paris. C’est que de nouvelles populations arrivent. » Résultat : le quart nord-est de la capitale et quelques communes de banlieue telles que Bagnolet, Pantin, Romainville ou Le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) se sont un peu embourgeoisés, « gentrifiés ».
Ce changement de statut ne concerne parfois que certains quartiers. A Montreuil (Seine-Saint-Denis), par exemple, la situation s’améliore dans les rues les plus proches de la capitale, « mais se détériore à l’est », note l’étude. A Paris même, l’enrichissement général de la ville n’empêche pas une dégradation du niveau de vie à la lisière de la Seine-Saint-Denis, là où se trouvent les anciens immeubles à bon marché, près du périphérique. Le 26 mai, c’est là que le Rassemblement national a enregistré ses meilleurs résultats parisiens.
Spirale infernale
Le problème, cependant, n’est pas que les riches vivent de plus en plus entre eux, ni que les enfants de bourgeois transforment en lofts les usines vidées par la désindustrialisation. Le drame souligné par l’étude est que, simultanément, les zones les plus pauvres sont en train de sombrer. On assiste à « une paupérisation absolue de secteurs urbains entiers », s’alarme l’IAU. Dans 44 des communes parmi les plus pauvres de la région, où vivent 15 % des Franciliens, le revenu médian en euros constants a encore baissé entre 2001 et 2015.
C’est notamment le cas à Grigny (Essonne), Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), Pierrefitte-sur-Seine, La Courneuve, Clichy-sous-Bois, Stains, Aubervilliers et Bobigny (Seine-Saint-Denis). Les cadres sont toujours aussi peu nombreux à s’y installer.
A l’inverse, la présence des immigrés ne cesse d’y progresser. Dans le secteur le plus pauvre, six ménages sur dix nouvellement installés ont une personne de référence née à l’étranger. Dans ces villes, « la concentration d’actifs peu qualifiés, souvent immigrés, plus exposés à la montée du chômage et aux emplois précaires, et l’augmentation des familles monoparentales contribuent à la stigmatisation et à la détérioration des situations financières des résidents », soulignent les chercheurs.
Peu de communes pauvres arrivent à sortir de cette spirale infernale. L’IAU cite néanmoins les cas de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) et de Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise). Deux communes qui ont beaucoup construit, en développant la propriété et le parc locatif privé. Des améliorations sont aussi enregistrées à Alfortville (Val-de-Marne), Clichy (Hauts-de-Seine) et Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Gennevilliers (Seine-Saint-Denis) commence à s’inscrire sur cette trajectoire. « Ces exemples montrent que la construction et les choix des types de logements nouvellement offerts sont des leviers de transformation sociale », relève l’étude.